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Et trois nuits par semaine…

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J’ai toujours été du soir.
Pour vous dire, je suis parfois tellement du soir que j’en suis du matin – pour peu qu’on prenne le matin par l’autre bout.
J’ai toujours aimé la nuit. J’aime les nuits blanches, les nuits fauves, les nuits courtes, les nuits agitées, les nuits d’amour, les nuits folles, les nuits douces, les nuits calmes, les nuits de noces et les nuits sans lune.
Et j’ai presque aimé les nuits de garde.

J’ai des souvenirs précis de chaque chambre de garde, de chaque service, de  toutes mes nuits à l’hôpital et des empreintes qu’elles ont laissées en moi.
Je repense à mes nuits d’hôpital avec le ventre.

Externe en obstétrique.
Le lit immédiatement à gauche en entrant, la tête vers la porte. La salle de bains à main gauche (si on est couché sur le ventre avec la tête sur l’oreiller. Parce que la gauche, selon comment on est tourné, ça change tout).
C’était le deuxième stage de ma vie. J’avais 3 années de médecine derrière moi. C’est-à-dire essentiellement trois années d’anatomie, de biophysiques, de biocellulaire, d’histologie, d’histoire de la médecine, d’étymologie et de statistiques. Allez, et 6 mois de sémio. Disons que j’avais à peu près idée qu’en ayant mal au bide en bas à droite (à droite de quand on se tient debout et qu’on penche la tête en avant en regardant son nombril ; parce que la droite, selon comment on est tourné…) on avait plus de chance d’avoir l’appendicite qu’une rupture de la rate, mais c’était à peu près tout.
Bref, c’était le deuxième stage de ma vie, j’étais de garde deux fois par semaine, et j’avais deux missions.
La première était d’accourir à toute allure en cas de césarienne, gauche en sortant de la chambre puis tout au bout du couloir à gauche (la gauche en avançant en avant ; parce que la gauche…), pour tenir des écarteurs, aspirer du liquide amniotique en me faisant crier dessus parce que j’aspirais pas bien, orienter des scialytiques en me faisant crier dessus parce que j’éclairais pas bien, et pousser avec les coudes sur des ventres sous les hurlements des mères parce que malgré l’anesthésie je leur faisais super mal.
La deuxième était de répondre au téléphone pour tous les appels entrants de l’extérieur vers le service, et de dire aux patientes qui appelaient ce qu’elles devaient faire de leur ventre, de leurs saignements, de leurs contractions et leur frousse.
Pour la deuxième mission, autant vous dire qu’on a vu arriver à l’hôpital beaucoup de femmes qui ne le méritaient pas. Si ça s’trouve, j’en ai tué une ou deux en leur disant que c’était rien et qu’elles avaient qu’à prendre un Spasfon, mais dans le doute, je disais très souvent de venir. On ne se méfie jamais assez des ruptures de rates et des externes en quatrième année de médecine.
Pour la première, j’étais surtout terrorisée à l’idée de débarquer au bloc avec les cheveux de Sangoku et en ayant mauvaise haleine.
Je dormais habillée et avec mes chaussures, pour gagner 30 secondes et me brosser les dents. Les autres doivent mettre leurs chaussures, je m’disais. Si je gagne ce temps-là, je peux bien me brosser les dents vite fait et j’arriverai aussi vite que tout le monde.

Externe aux urgences.
J’en ai parlé déjà plein. On n’avait pas de chambre, on n’avait pas de lit. On dormait où on pouvait (si on pouvait), sur le canapé défoncé de la salle de garde à côté des brancardiers et devant Chasse pêche nature et traditions, dans la salle de gynéco avec les pieds dans les étriers, assis la tête posée sur les bras sur la table du bureau des médecins à la lumière du négato.
Une fois, j’avais dû réveiller l’interne de garde.
J’étais pétrifiée. J’avais évidemment tort de le réveiller, je le réveillais par incompétence, parce que je ne savais pas alors que j’aurais dû savoir. J’étais allée cogner à sa porte avec un café à la main. Pensant bien faire.
Avec quelques années de recul, je comprends mieux pourquoi il n’avait pas eu l’air content du tout.

Externe en réa.
On dormait sur un lit de camp avec des ressorts dans la salle de staff. Entre la table et le rétroprojecteur. Le lit était rangé à la verticale entre une armoire et le mur du fond. On se faisait un oreiller avec un drap roulé en boule.
J’y ai peu de souvenirs : j’ai dormi une fois. Le service accueillait toutes les TS du secteur, il était rare que la nuit soit calme.
De la fois où j’ai dormi, je me souviens essentiellement de l’angoisse de ne pas me réveiller avant le staff, et de voir débarquer toutes les blouses blanches et la chef-qui-faisait-peur dans ma salle, avec mes cheveux de Sangoku et ma mauvaise haleine.

Interne en obstétrique.
Mon premier stage d’interne.
Une vraie chambre, le lit au milieu, un bureau à droite (la droite en étant… parce que…), une chaise en face, une salle de bains à gauche (bon j’arrête).
C’était aussi le bureau des internes, donc on était réveillés quand même par les collègues qui arrivaient au petit matin, mais bon, c’était une vraie chambre. J’y ai le souvenir surtout de ma deuxième ou troisième nuit. Une de ces nuits qui font dire aux patients « Je ne ferme plus l’œil de la nuit, je ne dors PAS DU TOUT », alors que bon, si, ils dorment, ça va quoi. Une nuit en demi-sommeil permanent.
Parce que c’est très différent de dormir, et de dormir en sachant qu’on sera fatalement réveillé d’ici 10, 40, 60, 80, ou 140 minutes. En ayant deux ou trois ou dix patientes sur le feu, dont on ne sait pas si on les a correctement prises en charge ou non, dont on ne sait pas si elles vont aller bien ou pas. En ayant deux ou trois ou dix futures patientes quelque part dans la ville, dont on ne sait pas si elles vont venir cette nuit ou pas, dont on ne sait pas si elles seront en bonne, en moyenne santé ou à demi-mourantes.
Dormir en garde et dormir, ce n’est pas du tout la même chose (pourtant, oui, je vous vois venir, c’est pareillement se coucher les paupières closes).
Bref, cette nuit-là, j’ai vu des cols de l’utérus. Toute la nuit. J’ai dormi d’un sommeil fiévreux, amputé, incomplet. Un sommeil d’aluminium.
Je fermais les yeux et je voyais des cols de l’utérus. Des sains, des malades, des saignants, des béants. Des qui avaient l’air sains mais dont je savais confusément qu’il fallait me méfier. Je voyais mon spéculum creuser, fouiller, s’entrouvrir, chercher en écartant la chair et s’ouvrir enfin sur un col dont il fallait que je détermine la santé.

Interne en rhumato.
Une vraie chambre, où j’aurais pu dormir de vraies nuits, tant on n’était jamais dérangés.
Hôpital sans entrées, sans urgences, sans vie. Lors des nuits les plus agitées, je devais me lever deux fois. Une fois pour prescrire un Valium à une vieille femme agitée, une fois pour faire un examen neuro sommaire à un type qui était tombé de son lit. Dans le pire des pires des cas. Mon collègue une fois avait dû gérer un OAP, ça m’avait paru une nuit dans Urgences avec deux plaies par arme à feu, une plaie par tronçonneuse, six plaies par armes blanches et huit arrêts.
Le couloir, les chiottes au bout à droite, ma chambre deuxième porte en partant du début, une salle de bains à la douche bouchée tout de suite à gauche, le lit la tête vers la salle de bain, une armoire, une télé en panne, une fenêtre ouverte sur les toits de l’hôpital par laquelle je rêvais de fuguer.
Ça a été mes nuits les plus calmes, et ça a été mes pires nuits. Aussi sordides que le réfectoire, pièce immense du dernier étage, où j’allais chercher dans le frigo le plateau sous cellophane avec le papier « Interne de médecine », où je mangeais seule toujours à la même table (l’avant dernière en partant de la porte, sur la deuxième rangée en partant de la droite), sous des néons blafards et grésillants, avec le bruit du vent qui claquait sur les murs et mugissait dans je ne sais quel tuyau du bâtiment.
Des nuits à l’image de mon stage, à l’image du service, à l’image des soins qu’on donnait aux patients.
J’aurais dû y passer une nuit sur deux, parce qu’on n’était que deux internes.
Par chance, mon confrère était étranger, il logeait dans un internat presque plus glauque que notre hôpital, et il avait besoin d’argent. Pour lui, dormir ici ou là-bas ne changeait pas grand-chose, et il m’avait demandé de lui laisser mes gardes. Trop heureuse.

Interne aux urgences.
C’était déjà un peu fort-boyard pour arriver à la chambre. Quatre couloirs, un code (avant-dernière page du calepin de la poche de droite de ma blouse), un ascenseur, deux couloirs, un code (dernière page du calepin), un couloir, une clé (troisième clou en partant de la gauche sur la deuxième rangée en partant du haut sur le tableau clouté de la salle de garde). Un lit au milieu, une table aux pieds du lit, le lavabo à droite, la salle de douche et les toilettes encore à droite. On prenait les draps dans l’armoire des patients dans le bureau des infirmières avant de monter, on changeait les draps du collègue de la nuit précédente. Un drap au-dessus de l’alèse en plastique qui grince et qui fait des plis durs comme une trique (le mec qui a appelé les alèses « alèse » avait un sacré second degré…), une couverture qui gratte au-dessus du drap, un drap au-dessus de la couverture, un drap enroulé autour de l’oreiller. Les trois draps enlevés de la nuit d’avant rejoignaient la pile des draps de la semaine à droite de la table au pied du lit.
Une table de chevet, un téléphone.
Je suppliais les infirmières d’appeler sur le téléphone. Je laissais des post-it partout, avec le numéro de la chambre de garde.
Parce que c’était ça ou le bip.
Le bip la nuit, ma hantise.
Dans le demi-sommeil fébrile dont j’ai parlé plus haut, le bip sonne dans l’obscurité. Ça s’immisce dans ton rêve. Ta mère, ton mec, le chien, le flic se met à crier Tiiiii ! Tiiiiii ! Tiiiii !
Une voix lointaine chuchote : « C’est pas ton rêve ».
Ça crie plus fort. TIIIII ! TIIIII ! TIIIII !
C’est pas ton rêve, c’est le bip.
Tu te réveilles en sursaut, tu l’attrapes, tu le rates, tu le ré attrapes, tu regardes, c’est pas le bon sens, tu le retournes, tu regardes, c’est toujours pas le bon sens (le bip de garde, cette clé USB des nuits d’hôpital), tu le reretournes, trop tard ça a fini de bipper, tu allumes la lumière, tu clignes des yeux, tu essaies d’appuyer sur un bouton pour voir le dernier appel mais ça ne marche pas, ça ne marche jamais, tu appuies sur tous les boutons, il s’affiche des trucs que tu ne comprends pas et qui ne ressemblent pas du tout à un numéro de poste, tu vois que c’est prévu que le réveil réveille à 7h30 mais ça ne te dit pas qui a bippé, alors tu décroches le téléphone, tu appelles les urgences, tu demandes « C’est toi qui m’a bippée ? », on te dit que non, tu te dis que tu vas pas appeler tous les services de l’hôpital, tu reposes le bip et tu te recouches en attendant que ça rebippe et en priant pour que ça n’ait pas été urgent.
Toujours est-il que je suppliais les infirmières de m’appeler plutôt que de me bipper.
Et immanquablement ça appelait.
« Oui, on a une entrée, c’est une dame de 60 ans pour douleurs abdos. »
J’arrive, tu dis.
Tu raccroches.
Tu reposes la tête sur l’oreiller.
« Bon, prends deux minutes pour te préparer. Une douleur abdo chez une femme de soixante ans, qu’est ce que ça peut-être, au pire ? … Bon, au pire y a plein de choses, mais imagine, peut-être c’est une constipation. Ça strouve tu vas y aller, elle va te dire qu’elle a mal un peu partout mais plutôt sur le flanc gauche, elle aura pas de fièvre, pas de fièvre pas d’antécédents, mal au flanc gauche, tu vas demander la date des dernières selles et ce sera 6 jours, 6 jours date des dernières selles, pas de fièvre, alors, femme de soixante ans, douleur abdo, flanc gauche, gauche, pas de fièvre pas de défense, dernières selles 6 jours, un movicol et voilà, il suffira de donner un movicol alors tu y vas, date des dernières selles c’est une constipation, facile, constipation, movicol, pas de défense, apyrétique, movicol c’est bon c’est tout ça y est tu peux dormir, ouf c’était facile c’était une constipation, movicol, mo… »
Et puis ça resonne.
Tu décroches, désorienté.
« Bah alors qu’est ce que tu fais ? »
« Heu… Hein ? »
« Bah je t’ai appelée pour une douleur abdo y a 20 minutes, tu m’as dit que t’arrivais, qu’est ce que tu fais ? »
Je fais que je me suis rendormie, putain. C’était juste une constipation.

J’ai soigné des centaines de patients fictifs, pendant mes nuits de garde.
Les soirs de fatigue, des patients que je n’avais pas encore vus mais qui avaient juste une constipation ou juste une entorse, et dont je faisais la prise en charge et les prescriptions en pensée très très fort depuis mon lit.
Les soirs d’anxiété, des patients compliqués qui s’incrustaient dans mes rêves, qui faisaient tout en dépit du bon sens, qui se dégradaient, qui avaient un potassium, le potassium, qu’est ce que j’ai fait avec le potassium, je ne sais pas le potassium, et que j’avais tués, tués, tués.

Une fois, mon chef de service m’avait raconté la nuit de garde qui le hantait encore des années après.
Il s’était réveillé au matin. L’infirmier lui avait donné des nouvelles de Madame B.
Mon chef avait dit « Hein ? Qui Madame B ? »
L’infirmier avait dit « Bah, la map de cette nuit. »
Mon chef avait cru qu’on lui faisait une blague jusqu’à ce qu’il reconnaisse son écriture dans le dossier de la patiente. Avec son nom, sa signature, la date et l’heure. 04H45.
Il n’avait AUCUN souvenir de Madame B, de sa map, de son réveil et de ses prescriptions.
Il s’était relu mort d’angoisse, à toute allure. Il avait lu qu’il avait fait des prescriptions cohérentes, normales, adaptées.
Il avait soufflé un long soupir de soulagement. Et puis il s’était dit que c’était un peu malade, quand même, comme mode de vie.


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